Entre modération et émerveillement, confidences de Pierre Rabhi

Pierre Rabhi, sourire aux lèvres, regarde l'avenir
Entre modération et émerveillement, confidences de Pierre Rabhi
Par Mathieu Doutreligne publié le
10905 lectures

Pierre Rabhi. Ce nom vous dit-il quelque chose ? À l’occasion de la sortie de son dernier livre La puissance de la modération (aux éditions Hozhoni), nous avons pu interviewer le paysan philosophe qui se bat pour faire triompher l’agroécologie au détriment de l’agriculture chimique. Celui que vous connaissez tous nous offre des confidences sur sa vision du monde, et un témoignage marquant sur une existence entre modération et amour de la vie.

Interview en trois parties réalisée début 2016.
Partie 2 : “Les villes sont devenues les boîtes à outils des sociétés productivistes”
Partie 3 : “L’amour est la seule solution pour amener le changement”

Bio à la Une : En une phrase, pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, qui êtes-vous ?

Pierre Rabhi : Je suis originaire de l’Algérie, du sud du Sahara. J’ai suivi un parcours qui m’a amené à être ce qu’on appelle un double culture. J’ai vécu quelque temps à Paris, pour ensuite vouloir faire un retour à la terre avec ma femme, qui est française. C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’agriculture dans ses aspects négatifs, c’est-à-dire l’usage massif de la chimie. Cela m’a ouvert les yeux sur la nécessité de changer de pratique et d’aller vers l’écologie, puis l’agroécologie que j’ai non seulement pratiqué, mais beaucoup enseigné au nord comme au sud. On me dit également philosophe, parce que j’ai une vision particulière de la société et je ne suis pas toujours d’accord avec le monde actuel.

Bio à la Une : À quoi pensez-vous quand vous vous réveillez le matin ?

Pierre Rabhi : Je suis originaire de l’Algérie, du sud du Sahara. J’ai suivi un parcours qui m’a amené à être ce qu’on appelle un double culture. J’ai vécu quelque temps à Paris, pour ensuite vouloir faire un retour à la terre avec ma femme, qui est française. C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’agriculture dans ses aspects négatifs, c’est-à-dire l’usage massif de la chimie. Cela m’a ouvert les yeux sur la nécessité de changer de pratique et d’aller vers l’écologie, puis l’agroécologie que j’ai non seulement pratiqué, mais beaucoup enseigné au nord comme au sud. On me dit également philosophe, parce que j’ai une vision particulière de la société et je ne suis pas toujours d’accord avec le monde actuel.

J’ai du mal à me lever avec le sourire, car je suis averti immédiatement de l’état de ce monde. Je ne sais pas me défendre contre l’anxiété que ça m’amène. Les choses sont liées à nos tempérament. Toute ma vie a été faite de ruptures, de choses compliquées, difficiles. Quelqu’un qui a un itinéraire de vie tranquille ne peut pas ressentir la même chose que quelqu’un rempli de souffrances et de questionnements.

Bio à la Une : Vous parlez souvent de votre arrivée en France avec votre femme Michèle. Vous vous êtes installé dans les Cévennes, en tant qu’agriculteur, sur une terre rocailleuse, avec peu d’eau et sans électricité. Vous viviez donc de la vente d’une partie de vos récoltes ?

Pierre Rabhi : En effet, nous avons vécu de notre métier d’agriculteur, fabricant de fromage, agrobiologiste. Comme j’ai une grande habileté manuelle, j’ai pu réparer ma maison, faire le maçon pour gagner un peu d’argent, concevoir des meubles. Grâce à mes mains adultes, j’ai pu faire des choses qui nous ont aidées à nous en sortir. Si je n’avais été qu’un intellectuel sans cette habileté que mon père m’a transmise, jamais on aurait réussi. J’ai pu faire énormément de choses par moi-même avec mes mains.

Bio à la Une : Êtes-vous optimiste face à l’avenir ? Il faut l’être non ?

Pierre Rabhi : Au fond de moi, je ne peux pas savoir si le changement aura lieu. Je constate simplement que toutes les 7 secondes, un enfant meurt de faim sur terre. Nous sommes déjà dans la douleur et dans le drame. Lorsque vous écoutez les informations, vous voyez toute la tragédie du monde. Toutefois, il faudrait relativiser les choses. Lorsqu’on dit qu’une personne a tué une autre, il faudrait aussi dire que des millions de gens n’ont tué personne.

Je ne connais pas le futur. Le monde changera si l’humanité change. Si cette humanité ne change pas, rien ne changera, et pour que l’humanité change, il doit y avoir un changement de société induit par un changement de chacun de nous.

“Nous sommes complètement stupides, car nous ne savons rien faire de mieux que de tout polluer. Ce n’est pas un signe d’intelligence.”

Aujourd’hui, nous sommes tout à fait au courant du fait que nous abîmons notre magnifique planète. Nous sommes complètement stupides, car nous ne savons rien faire de mieux que de nous battre, construire des armes, ou tout polluer : notre eau, notre terre, notre nourriture, notre air. Selon moi, ce n’est pas un signe d’intelligence.

Le monde changera quand l’être humain deviendra intelligent. Dans son ensemble, il ne l’est pas. Les pays prospères battent les records de consommation d’anxiolytiques. Dans cette société occidentale, l’être humain n’est pas heureux. Paradoxalement, lorsque je me déplace dans les villages en Afrique, la vie est simple, les gens sourient. Tout ce que je leur reproche, c’est la subordination des femmes, mais pour le reste ils ont cette propension à prendre la vie d’une façon joyeuse.

Bio à la Une : La consommation, qu’on n’avait pas forcément souhaitée, nous dirige. Le problème viendrait de là ?

Pierre Rabhi : Oui, on accepte de se laisser appeler consommateur. Moi je n’aime pas qu’on m’appelle comme cela. Je suis un être humain. Le principe économique a pris le dessus et c’est à partir du luxe et de l’argent qu’on définit l’ordre social. J’aimerais qu’on mette l’humain et la nature au coeur, et qu’on organise la société en référence à cette nécessité d’un être humain heureux, respectueux de sa vie et de la nature. C’est ça qui devrait être au centre, et pas le produit national brut. Je ne suis pas né pour ça.

Bio à la Une : Quel est le plus gros frein actuel qui empêche l’agroécologie d’éclore ?

Pierre Rabhi : Si l’humain ne comprend pas le problème actuel, il va rester dans l’erreur. L’humanité n’a pas encore compris qu’il ne faut pas agresser la vie, d’aucune façon, et qu’on peut parfaitement se nourrir avec l’agroécologie, ce que je fais depuis des décennies. L’agroécologie n’abîme pas la terre, elle l’enrichit, la rend plus vivante, plus généreuse, elle se nourrit de denrées qui nous apportent la vie.

“Il faut prendre conscience de notre inconscience.”

Actuellement, la pétrochimie internationale domine. C’est elle qui a défini ce que pouvait être l’agriculture, la médecine. On s’aperçoit qu’elle a orienté les choses vers la consommation de produits chimiques et de médicaments. La terre est ainsi agressée, l’être humain aussi. Il faut prendre conscience de notre inconscience. Nous en sommes là. Tant qu’on ne sera pas éclairé sur cette question, on continuera à avancer dans un tunnel d’absurdité et d’erreurs cumulées.

Bio à la Une : S’il faut changer, peut-on faire confiance aux politiques ?

Pierre Rabhi : Nous ne sommes pas en dictature, mais bien en démocratie. On choisit ceux à qui on remet notre destin en main, la gestion de notre vie, de notre pays. C’est nous qui avons le pouvoir. Si on a mal choisi, on ne peut s’en prendre qu’à nous même. Il y a forcément des politiques honnêtes, mais nous avons les politiciens que nous méritons, car nous avons le choix. C’est pourquoi je ne critique pas les politiques. On peut les mettre en boite sur des promesses qu’ils n’ont pas tenus, mais ça relève de la collectivité. À nous de bien choisir.

Bio à la Une : Le monde politique ne serait en réalité que l’image de la société ?

Pierre Rabhi : C’est une telle évidence qu’il n’y a pas besoin de le dire.

“L’humain doit être au coeur du système.”

Bio à la Une : Qu’est-ce qui vous rend optimiste, malgré tout ?

Pierre Rabhi : Je ne résonne pas en termes d’optimiste ou de pessimisme, mais en termes de réalisme. Si nous prenons soin de la vie, nous vivrons. Si nous détruisons la vie, nous nous détruirons nous-mêmes stupidement à coup d’armement et de toxicité. On disparaîtra. Le cerveau humain est très perfectionné, mais l’ensemble n’est pas géré avec intelligence pour donner à nos capacités un avenir positif au vivant. Des aptitudes, il y en a beaucoup, mais nous manquons globalement d’intelligence.

Bio à la Une : Quel message souhaitez-vous transmettre aux personnes qui croient déjà en vous, en vos propos, en vos idées ?

Pierre Rabhi : Je suis honoré par des tas de gens, par l’affection de beaucoup de monde. Croyez-moi, il y en a énormément qui agissent, à tel point que je suis en train d’envisager un forum civique national, de façon à mettre en évidence la créativité de la société civile.

Beaucoup d’individus, dans leur coin, dans le silence, font discrètement des choses magnifiques dans tous les domaines : éducation, agriculture, nutrition, médecine, énergie. L’idée serait d’honorer, de célébrer cette créativité extraordinaire. C’est la société civile qui invente le futur et sûrement pas la politique.

Bio à la Une : De personnes formidables qui iraient vivre dans des “Oasis de vie” ?

Pierre Rabhi : Chacun s’organise comme il veut, mais l’idée d’Oasis est une idée qui plaît de plus en plus, parce que la société n’assumera pas le chômage, la solitude, la précarité. Au bout d’un moment, on va atteindre de tels sommets que l’État ne pourra pas avoir les moyens de venir au secours de tous. Il faut créer des richesses pour assumer tout ça et on ne peut pas en créer infiniment. Alors, il faudra imaginer une autre façon d’exister qui ne soit pas fondée que sur l’argent, mais surtout sur l'entraide. Il faudra éduquer à la solidarité et pas à la compétitivité.

> Article lié : Les villes sont devenues les boîtes à outils des sociétés productivistes

On entre dans un ordre totalement différent que celui qui sévit aujourd’hui. Il y a toutes les potentialités pour construire un monde vivable. Le voulons-nous vraiment ? C’est là toute la question. Si nous le voulons, c’est totalement possible. Si nous ne le voulons pas, c’est totalement impossible. Ça rappelle l’idée de pessimiste optimiste qui entre dans le cadre de nos choix, ceux que nous ferons ou ceux que nous ne ferons pas. Après c’est une question d’éveil de la conscience et d’intelligence. Avec l’intelligence, nous comprendrons que ce n’est pas en agrandissant le produit national brut que nos solutions vont se dissiper. Il y a beaucoup à revoir à ce niveau-là.

Bio à la Une : Vous parlez beaucoup du respect de la vie. Avant de terminer, nous aimerions savoir si vous mangez de la viande ?

Pierre Rabhi : Oui, modérément, mais je mange de la viande. La vie nourrit la vie.

Bio à la Une : Pratiquez-vous la méditation ?

Pierre Rabhi : Non, car la médication doit être de tous les instants, pas d’un seul en particulier. Je médite en cultivant mon jardin, dans tous mes actes, tous les jours. Je ne souhaite pas être inattentif la majeure partie du temps et entrer parfois en méditation. Dans ce qu’on appelle couramment méditer, se mettre dans une posture, créer des conditions particulières, je vois cela plutôt comme une relaxation que comme une méditation. Je le dis prudemment en pouvant avoir tort. La méditation est permanente pour moi, pendant que je vous parle je médite puisque vous me posez des questions.

Crédit photo : Patrick Lazic ©