Pierre Rabhi : “Les villes sont devenues les boîtes à outils des sociétés productivistes”

Pierre Rabhi en train d'écrire sur un papier
“Les villes sont devenues les boîtes à outils des sociétés productivistes”
Par Mathieu Doutreligne publié le
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En ville, les possibilités sont nombreuses, mais les solitudes peuvent être immenses. Beaucoup y vivent plus par nécessité que par choix. Depuis quelques mois, Colibris, association fondée en 2007 par Pierre Rabhi, fait la promotion des Oasis qui repensent le vivre-ensemble de manière révolutionnaire pour créer des communautés permettant à chacun d’obtenir une ouverture et une autonomie libératrice.

Bio à la Une : Que pensez-vous de l’urbanisation galopante des villes ?

Pierre Rabhi : Vivre en ville, c’est vivre hors sol. La ville est un lieu minéral dans lequel on accumule des individus. À l’origine, on attirait les gens de la campagne vers les villes pour leur offrir un emploi. On les mettait dans des immeubles à étages, telle une boîte à outils humaine qui sert à faire tourner l’industrie. Cette concentration urbaine a été proclamée durant les trentes glorieuses. Aujourd’hui, les villes sont restées des pièges. Que va-t-il se passer lorsque le taux de chômage sera insupportable ? Les gens ne vont pas manger des briques ! Quand il y a manque de nourriture en ville, tout le monde se souvient du cousin à la campagne.

Il faut travailler un meilleur équilibre entre le milieu rural et le milieu urbain. Les villes devraient toutes comporter une ceinture verte pour ne pas être obligées d’aller acheter de la nourriture à des milliers de kilomètres et manger des aliments transportés par des camions qui encombrent les routes. C’est un non-sens total. Je pense qu’on peut arriver à des pénuries alimentaires extrêmement graves par négligence. Ce n’est pas les villes qui nourrissent les gens, mais bien la campagne. Il faut valoriser les territoires nourriciers.

Bio à la Une : Parlons-en de la campagne. Pensez-vous qu’avoir entre 2 et 3% d’agriculteurs en France est assez pour nourrir convenablement l’ensemble de la population ?

Pierre Rabhi : L’agriculture a été basée sur des méthodes productives. La productivité est devenue obsessionnelle en détruisant la vie des sols pour mettre des engrais chimiques, des pesticides, des semences sélectionnées. Il y a un problème grave aujourd’hui : la perte de la biodiversité. L’humanité a entre 10 et 12.000 ans. Sous la révolution néolithique, l’être humain est devenu un agriculteur à la place d’être chasseur cueilleur. Il n’a pas arrêté de cumuler les semences que la nature lui donnait pour sa propre survie. Ce patrimoine semencier absolument magnifique, transmissible de génération en génération, a disparu à hauteur de 60, voire 70%. Un crime contre l’humanité qui va aboutir à des générations pauvres en diversité, mais riche en OGM. On a l’impression que les gens n’en sont pas conscients.

“Un retour à la terre est insuffisant, car la production agricole industrielle est un crime contre l’humanité.”

On préfère s'intéresser aux gagnants du dernier match de foot, plutôt que de connaître cette problématique fondamentale. Il faudra prendre ce problème particulier à bras le corps. Si vous ajoutez à cela des terres abîmées par une mécanisation excessive, par l’apport de la chimie, l’humanité est en train de se suicider, c’est clair.

Bio à la Une : Pour que l’humanité se réveille, faut-il qu’elle retourne à la terre ?

Pierre Rabhi : Non, le problème n’est pas là. Vous pouvez retourner à la terre et commettre les mêmes bêtises. Vous pouvez manger bio, recycler votre eau, vous chauffer à l’énergie solaire et exploiter votre prochain, opprimer ceux qui sont autour de vous. Le problème est que l’être humain doit prendre conscience de la conséquence de ses actions sur le monde. Un retour à la terre ne va pas tout arranger. Il faudra alors éduquer nos enfants non pas sur la compétitivité, mais sur l’associativité.

Bio à la Une : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les fameuses Oasis dont Colibris fait la promotion actuellement ? Est-ce cela le rythme de vie optimal selon vous, vivre dans de petites communautés, autonomes en alimentation, en eau et interconnectées ?

Pierre Rabhi : Aujourd’hui on assiste à une forme de désertification : croire, par exemple, qu’on va retrouver les trentes glorieuses et du boulot pour tous. Non, il ne faut pas se faire d’illusions. Au contraire, le système n’arrête pas de rejeter l’être humain. Il est remplacé par de la mécanique. On voit l’exclusion humaine partout. Même en France, pays qui possède des dispositifs sociaux permettant de pallier à la misère, le système ne durera pas pour créer des richesses. Je ne sais pas si la France va pouvoir échapper au désastre qu’on peut constater dans des pays comme la Grèce. C’est pour cette raison qu’il faut penser à une autre organisation qui remplacera ce désert social par des Oasis. Des lieux de vie qui permettent aux gens de vivre ensemble, d’être proches les uns des autres. Nous devons nous entraider, prendre en charge les vieillards, les enfants et coopérer. Je ne vois pas comment on peut s’y prendre autrement.

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J’ai la fierté de dire que ma fille a réalisé la première Oasis. Cherchez Hameau des Buis sur internet, c’est une oasis d’une vingtaine d’habitants avec une école, un collège. On y travaille la terre, on a des animaux, la communauté prend le relais. Les habitants ne dépendent pas uniquement d’un salaire, mais de ce que la vie donne gratuitement.

Bio à la Une : Estimez-vous qu’il y a des limites à la vie en Oasis ? En taille, nombre d’habitants ou autre ?

Pierre Rabhi : D’une approche anthropologique, on sait très bien que l’homme est fait pour vivre en communauté, en clan relativement restreint pour que tout le monde se connaisse. C’est une règle importante à suivre. La nation est une anomalie, car on est plus dans la même configuration solidaire.

Rien ne peut véritablement changer le système social sans la puissance de la modération. J’ai écrit un texte que j’ai intitulé “Vers la sobriété heureuse”. On m’a prédit un échec. Les essais plafonnent à 3.000 exemplaires vendus en général. 4.000, c’est presque un miracle. Je suis à 275.000 exemplaires vendus. Je ne suis pas en train de me vanter, je suis simplement en train de constater le ras-le-bol général d’une société de consommation avec une surcharge de matière au détriment de la joie. À quoi ça sert d’être dans l’abondance matérielle et de consommer des anxiolytiques pour espérer être heureux. C’est littéralement de l’esclavage.

Bio à la Une : Il faut donc réduire cette abondance pour retourner à l’essentiel ?

Pierre Rabhi : Quand on parle de modération, ce n’est pas une théorie scientifique. La modération est notre façon à nous d’exister depuis 1961. Nous avons acquis une ferme au sud de l’Ardèche en choisissant d’utiliser des moyens simples. Au début, il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité, pas de téléphone, pas de chemin praticable et le tout sur un sol rocailleux. On était dans les conditions les plus précaires. Le Crédit Agricole ne voulait pas nous accorder un prêt en disant ne pas vouloir nous aider à nous suicider. Ce que je dis, ce n’est pas des théories, ce sont des choses auxquelles je crois, des choses que j’applique tant que je le peux. Je suis en train de témoigner sans me prendre pour un maître ni un initiateur de quoi que ce soit.

Au quotidien, Michèle et moi menons une vie heureuse, parce que nous n’avons pas de superflu. Un superflu qui représente 30 à 40% de la production globale d’un pays. À quoi sert ce superflu si on ne répond pas au nécessaire et à l’indispensable. C’est pour cela qu’il y a un équilibre à trouver.

Quand je parle de modération, je l’applique à mon existence. Heureusement, nous avons eu 5 enfants. Aucun d’entre eux ne nous reproche cette modération, bien au contraire. Ils ont vécu, grandi dans une magnifique nature et nous en sont reconnaissants. Ma conviction reste que nous jetons et nous gaspillons de façon effroyable, en oubliant totalement qu’il y a des êtres humains sur cette planète qui n’ont rien. La modération est le témoignage de notre choix d’existence.

Crédit photo : Patrick Lazic ©
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